Le Moyen Âge lumineux ?

Waël Atallah
11 min readJan 13, 2021

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le Moyen Âge occidental est tenu par plusieurs pour une période obscure voire obscurantiste, un Moyen Âge où l’on brûlait les hérétiques (pratique qui était répandue aussi à l’Antiquité et à la Renaissance), où le progrès s’est soudainement arrêté , où l’on pensait que la terre était plate (fausse idée), une époque noire entre le glorieux Empire romain et la Renaissance qui a relancé le progrès humain (une autre fausse idée).

En examinant différents aspects de la culture et la société médiévale en occident, nous pouvons clairement voir que le Moyen Âge était une période riche à plusieurs niveaux.

La disparition de l’esclavage

Une grande transformation sociale s’est produite au Moyen Âge, celle du remplacement de l’esclavage par le servage. Ce changement social ne s’est pas produit subitement, mais s’est fait progressivement tout au long du haut Moyen Âge. Le nouveau système social « sera clairement repérable à partir du XIe siècle[1] » et à la fin du haut Moyen Âge l’esclavage agricole avait complètement disparu. Plusieurs raisons religieuses, militaires, économiques et politiques ont abouti à ce changement.

Même si le christianisme n’interdisait pas l’esclavage, il considérait que son abolition était un acte pieux. En plus « la diffusion des pratiques chrétiennes modifie en profondeur la perception des esclaves et mitige peu à peu leur exclusion de la société humaine[2] ». Quand l’esclave devenait chrétien, il recevait le baptême, participait à la messe et partageait l’eucharistie exactement comme les chrétiens libres et à côté de ces derniers. De ce fait, la distinction sociale entre esclave et libre se rendait progressivement floue[ML2] . Au niveau militaire, et après les expansions carolingiennes du IXe siècle en Europe centrale, les batailles devenaient de plus en plus locales. Les esclaves capturés étaient donc des voisins qui parlaient la même langue et avaient presque les mêmes coutumes. Ce nouvel esclave était différent de l’esclave de l’Antiquité qui ne parlait pas la langue de son maître et venait d’une culture complètement différente. Cela a réduit l’écart qui séparait les esclaves des hommes libres. Au niveau économique, les grands propriétaires terriens ont constaté qu’il est plus rentable d’affecter des esclaves à des petites parcelles que de les nourrir et de les entretenir. Ce processus de chasement avait mené progressivement au système féodal et à la disparition de l’esclavage. Au niveau politique, la fin de l’Empire romain a mené à un parcellement et décentralisation du pouvoir. Cette absence d’un pouvoir central, capable d’imposer la force et la loi qui assuraient l’obéissance des esclaves, a aussi contribué à la disparition progressive de l’esclavage.

La transformation d’un système de production esclavagiste vers un système féodal représente un progrès significatif au niveau social et culturel. L’esclave avait un « statut infra-humain[3] », « était assimilé à un animal[4] », était privé de tout droit de propriété, ne pouvait pas se marier et ses enfants étaient la propriété de son maître[5]. En contraste, le paysan féodal avait un statut et une personalitée juridique et avait des droits. Avec le servage, la servitude ne disparaît pas. Le serf était souvent très pauvre et avait plusieurs obligations envers son maître. Il y’avait aussi deux conditions, celle du noble et celle du serf. Plusieurs évoque la triplicité des ordres (ceux qui prient, ceux qui protègent et ceux qui nourrissent), « trois ʺétatsʺ, trois catégories établies, stables, trois divisions hiérarchisées[6] ». Néanmoins, nous pouvons parler d’un progrès social très important qui permet, en quelques siècles, de complètement transformer un système d’esclavage infra-humain en un système de servage.[ML3]

Transmission du savoir, vie intellectuelle, écoles et universités

Les progrès scientifiques et littéraires ne cessent de croître tout au long du Moyen Âge. Dans le but de propager et de diffuser les textes du christianisme, les lettrés du haut Moyen Âge réussissent à faire des développements importants au niveau de l’écriture. L’usage de la minuscule caroline rendent les livres plus accessible et facile à lire. Avec cette calligraphie élégante, plusieurs ouvrages se font reproduire aux scriptoriums qui deviennent des vrais chantiers d’écriture et d’illumination. Les moines travaillent en équipe afin de reproduire différentes sections d’un ouvrage. La quantité des livres produite augmente significativement, « on estime qu’environ cinquante mille manuscrits ont été copiés dans l’Europe du IXe siècle[7] ». La qualité de l’écriture se développe quand les scribes carolingiens commencent à utiliser des ponctuations pour séparer les mots et les phrases, ce qui n’était pas le cas dans l’Antiquité.

la minuscule caroline

Les clercs carolingiens voulaient restaurer la langue latine qui devient la lingua franca des clercs du Moyen Âge occidental. Les populations laïques utilisaient différentes langues vernaculaires. Afin de bien apprendre le bon latin, les clercs se mettaient à copier les textes de l’Antiquité. C’est à cet effort « que l’on doit la conservation de l’essentiel de la littérature latine antique[8] ».

Scriptorium

C’est aussi au Moyen Âge qu’on a vu naître les écoles et les universités précurseurs des écoles et universités modernes. À partir du VIIIe siècle, sous le règne de Charlemagne, « l’Admonitio generalis… [impose] à chaque cathédrale et à chaque monastère l’obligation de se doter d’un centre d’étude[9] ». Un « spectaculaire accroissement démographique des villes[10] » prend place au XIIe siècle. C’est dans cette renaissance urbaine que se développent plusieurs centres d’études et d’universités. « De par leur situation au cœur de villes, au carrefour de la circulation des hommes et des idées, les nouvelles écoles se distinguent d’abord par une plus grande ouverture intellectuelle et sociale[11] ». Dans ces écoles on enseigne surtout les sept artes liberales divisées en trivium (grammaire, logique et rhétorique) et quadrivium (arithmétique, astronomie, géométrie et musique).

En plus des jeunes clercs et moines, les écoles commencent à être fréquentées « par tous ceux qui, par désir de faire carrière ou par simple curiosité intellectuelle, souhaitaient faire de bonnes études[12] ». Parmi les écoles les plus connues du XIIe siècle, on trouve en France : Paris, Chartres, Reims, Angers, Tours, Vendôme et Orléans; en Italie : Bologne et Salerne; en Angleterre : Oxford, Londres, Exeter et Hereford; et en Espagne : Tolède. À Salerne la médecine se développe en introduisant en occident la médecine arabe pour la joindre à l’héritage gréco-latin. À Chartres on développe les sciences des nombres et dans cette école « l’esprit qui anime les représentants les plus célèbres peut être qualifié d’ʺhumanisteʺ[13] ». Les deux écoles qui avaient le plus de rayonnement et de réputation étaient Bologne où la discipline reine était le droit et Paris formée de plusieurs facultés importantes.

Oxford

Art et architecture

« La notion d’art qui, esquissée durant la Renaissance et forgée surtout par l’Esthétique à partir du XVIIIe siècle, est sans pertinence au Moyen Âge[14] ». Toute œuvre esthétique au Moyen Âge, que ce soit des enluminures, des peintures, des vitraux ou des statues, a une fonction dévotionnelle ou cultuelle. « L’art » et l’artisanat se confondent sous le même concept. Plusieurs médiévistes utilisent plutôt le concept d’image-objet pour décrire les multiples œuvres esthétiques. Même si les œuvres ont une fonction spécifique, cela n’exclut pas la volonté de créer des œuvres d’une valeur esthétique ni la notion de beauté. Au début du haut Moyen Âge, les œuvres d’art étaient peu nombreuses mais elles connaissent une croissance à l’époque carolingienne. « L’art carolingien excelle surtout dans le décor peint des manuscrits[15] » ainsi que les reliures décorées de plaques d’ivoire sculptées. Les images dans les manuscrits sont souvent, mais pas strictement, de nature biblique représentant le Christ et les évangiles.

Reliquaire de Sainte Foy de Conques

À l’alentour de l’an mil, apparaissent les images tridimensionnelles souvent reliquaires (Vierge à l’Enfant à Clermont, Majesté de Sainte-Foy, Crucifix de Géro de Cologne …). Les vitraux, les cycles iconographiques et les décors muraux prennent aussi un grand essor à partir de cette période. Du Xe au XIVe siècle les œuvres d’art se multiplient et se diversifient. « La peinture sur panneau de bois refait son apparition… les retables s’amplifient et leur structure se fait plus complexe[16] ».

La Croix de Gero de la cathédrale de Cologne

Au niveau architectural les cathédrales, les monastères, les châteaux et les forteresses se multiplient tout au long du Moyen Âge. Dès le Xe siècle, d’importantes constructions furent réalisées, parmi celles-là les cathédrales de Clermont et d’Orléans. Au XIe siècle « partout les grands chantiers se multiplient… ils concernent les abbatiales bénédictines … et les cathédrales[17] ». Les édifices deviennent plus « impressionnants par leur taille, par leur conception, mais aussi par la richesse de leur décor sculpté[18] ». C’est l’époque du style roman où l’on produit des édifices remarquables tel que la reconstruction de Cluny.

Château de Fougères

L’évolution des solutions techniques de construction aboutit au développement de l’art gothique au XIIe siècle. « La façade harmonique à deux tours offre le premier achèvement défini du portail gothique, avec les statues-colonnes qui remplacent les personnages logés dans les ébrasements à l’époque romane[19] ». L’architecture des cathédrales et des églises ne cesse de se développer tout au long du Moyen Âge. La croisée d’ogives et les arcs-boutants se développent. Les chapiteaux commencent à se diversifier, les portes des églises sont sculptées et les linteaux ornés. Les châteaux n’apparaissent pas tout de suite au haut Moyen Âge et ils varient au cours des siècles[20]. Il y a aussi les châteaux des petits sires de village et les châteaux des grands princes. Les premiers châteaux apparaissent vers l’an mil[21] et continuent de se développer tout au long du Moyen Âge surtout au niveau de la défense militaire.

Carcassonne

Culture de cour

La cour au Moyen Âge signifiait à la fois le château, l’entourage du seigneur et une cour de justice. On y trouvait le seigneur, ses vassaux, son armée, ses serviteurs, un chapelain ainsi que des femmes. La culture de cour est distinguée par beaucoup de temps libre où l’on assistait à la chasse, aux jeux, aux festins, à la musique, à la poésie, au chant, à la littérature et à d’autres activités culturelles. Dans ce milieu se mettent en place des comportements très codés qu’on appelle éthique courtoise. À la cour on y trouve des auteurs, souvent des clercs, qui écrivent des chroniques lignagères en latin, de la littérature courtoise en langue vulgaire, des poésies chantées et des romans épiques. Les courtisans donnent aussi de l’importance à la performance musicale du chant ou l’on célèbre les chevaliers.

Du haut Moyen Âge jusqu’au XIe siècle on trouve à la cour une amitié qui est une sorte d’un idéal social restreint aux hommes. Cette amitié s’ouvre aux femmes à partir du XIIe siècle avec la fin’amors (l’amour courtois) et donne à la femme accès à la sphère publique. La fin’amors représente un « art raffiné de l’amour[22] » qui s’oppose à un amour vulgaire ou obscène. Elle met en place un amour adultère qui inverse les rôles sociaux et transfert la femme d’une position de soumission à une position d’autorité. La Dame, mariée au seigneur, est convoitée et désirée par des jeunes vassaux. Ces derniers doivent passer « une longue série d’épreuves dont la dame fixe le rythme et les modalités (la plus élevée consistant à partager le même lit, nus, en évitant tout contact physique)[23] ». L’amour devient alors un désir insatiable que l’on maintienne longtemps « afin d’en accroître l’intensité et de le sublimer en exploits chevaleresques accomplis au nom de l’aimée[24] ».

La culture de cour montre une société très différente de celle d’un moyen Âge austère. Certes la chrétienté est la culture médiévale dominante. La vision du monde sociale, morale et religieuse qu’avait l’homme du Moyen Âge se situait dans un idéal chrétien où il devait s’assurer de son salut. Aussi, la culture du cour ne s’appliquait qu’à une petite partie de la société médiévale. Elle n’est pas représentative de la culture des serfs et des moines qui représentaient certainement la majorité des populations médiévales. Cependant, la culture de cours montre que nous ne pouvons pas parler uniquement d’un Moyen Âge âpre, froid, rigide et sévère. Cette vision doit être nuancée surtout qu’elle donne une place à la femme qui n’existait pas en Antiquité occidentale.

Conclusion

L’idée que l’on avait depuis longtemps était celle d’un Moyen Âge obscurantiste, un âge sombre où il était interdit de penser librement, un âge de crédulité et de déraison. Plusieurs aspects médiévaux montrent une époque complètement différente. Des développements importants se sont produits tout au long du Moyen Âge par rapport à la transmission du savoir et à la vie intellectuelle. Au niveau social, le Moyen Âge remplace l’esclavage par le servage et donne une place à la femme dans la culture de cours. Les productions artistiques et architecturales médiévales sont aussi d’une quantité et d’une richesse importantes. Bien sûr le Moyen Âge occidental s’étend sur un millénaire, sur des vastes territoires et sur des populations qui parlent des langues différentes. Il est donc un peu simpliste de grouper le tout dans un cadre obscurantiste. Il est également difficile de parler d’un Moyen Âge lumineux sans définir exhaustivement les critères selon lesquelles nous pouvons parler d’une période lumineuse. Plusieurs aspects doivent être étudier davantage afin de comprendre de plus en plus le Moyen Âge qui n’était certainement pas obscurantiste.

[1] Baschet, 2006, p.65.

[2] Baschet, 2006, p.58.

[3] Basceht, 2006, p.62.

[4] Basceht, 2006, p.62.

[5] Basceht, 2006, p.62.

[6] Duby, 1979, p.11.

[7] Baschet, 2006, p.87.

[8] Baschet, 2006, p.88.

[9] Baschet, 2006, p.86.

[10] Le Goff, Schmitt, 2014, p.1193.

[11] Laurioux, Moulinier, 1998, p.11.

[12] Le Goff, Schmitt, 2014, p.1168.

[13] Laurioux, Moulinier, 1998, p.15.

[14] Baschet, 2006, p.689.

[15] Baschet, 2006, p.697.

[16] Baschet, 2006, p.700–701.

[17] Mazel, 2014, p.273.

[18] Rioux, Sirinelli, 2005, p.149.

[19] Rioux, Sirinelli, 2005, p.150.

[20] Le Goff, Schmitt, 2014, p.179.

[21] Le Goff, Schmitt, 2014, p.182.

[22] Baschet, 2006, p.153.

[23] Baschet, 2006, p.153.

[24] Baschet, 2006, p.153.

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